Ou "Comment réinventer le(s) Pays par le design" par Dominique Sciamma, Directeur de CY école de design à CY Cergy Paris Université
Tribune initialement écrite pour, et publiée sur le site du DENA à lire ici : https://www.design-en-nouvelle-aquitaine.fr/actualites/decrytpages/les-territoires-nouvel-horizon-du-design
Le 14 septembre 2022, à l’occasion de la 3ème édition de France Design Week et de l’inauguration de la nouvelle table du Conseil des ministres, le Président de la République prononçait à l’Élysée un discours important pour le design en France devant une assemblée de 150 représentants de "l’écosystème".
Il y disait en substance que le Design et les designers allaient être au cœur du grand programme d’investissement France 2030, pour coupler innovations technologiques et nouveaux usages, mais qu’il devait être aussi au cœur de la réinvention du pays.
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Qu’est-ce que le "pays" ?
Une France Jacobine pilotée si ce n’est contrôlée d’en haut, où les élites de la nation, sûres de leur légitimité et de leur capacité à tout comprendre, tout modéliser, prennent des décisions structurantes et universelles pour les appliquer de manière descendante ?
Ou une France des Territoires, une France à différentes échelles, où les élus et les agents territoriaux, proches de leur terrain, décident et agissent au mieux parce qu’au plus près de la vie des gens ?
On ne niera pas ici la difficulté de gouverner un pays comme la France en prétendant que seule la deuxième approche est opérante. On affirmera au contraire que la notion de subsidiarité devrait être au cœur de la manière de gouverner les états en Europe, Europe qui a justement fait de la subsidiarité la règle de son propre fonctionnement. Nous ne pouvons que constater (et déplorer pour notre part) que cette notion de subsidiarité, du fait de son principe même, permet aux états européens de ne pas se l’appliquer à eux-mêmes à l’intérieur de leurs frontières. C’est la situation en France, où la culture jacobine est à l’œuvre depuis des siècles, comme négation de cette subsidiarité, malgré plusieurs lois de décentralisation.
Face à la complexité du monde, mais aussi aux dangers et défis létaux auxquels l’humanité est maintenant confrontée, nous avons l’obligation de répondre à l’injonction contradictoire d’être à la fois sobres et de jouir de la vie, pour cette génération comme pour toutes celles qui vont lui succéder.
Cette injonction contradictoire se joue, se vit, pour chacun d’entre nous, dans nos têtes comme dans nos corps, au travail comme à la maison, dans nos vies privées comme dans nos vies publiques, dans nos engagements comme dans nos loisirs. Nos vies personnelles comme nos vies sociales sont le problème comme elles sont la solution.
Cette injonction contradictoire se joue, se vit, sur un territoire.
Subsidiarité oblige, la solution ne peut venir que sur le territoire.
Et au cœur de cette solution, le design.
Ce qui nous permet d’affirmer avec force cette prétention à être au cœur tient dans notre définition du design :
pas un métier, pas une discipline, mais une culture de transformation partagée, induite par les designers, et dont l’objectif est de créer les conditions d’expériences de vie réussies pour tous et chacun
On voit que cette définition est absorbante en ce sens qu’elle embarque et assume les acceptions précédentes du design, celle de la révolution industrielle, celle de la société de consommation tertiarisée, comme celle de la révolution numérique, jusque dans leurs clichés.
L’esthétique, les fonctionnalités, l’ergonomie, les usages d’une chaise, d’un lit, d’un luminaire, d’un espace intérieur, d’une boutique, d’une interface, d’un service matchent parfaitement cette définition, sans la saturer pour autant.
Pour la bonne et simple raison que nous ne sommes définitivement plus de simples consommateurs, clients ou usagers.
Nous ne le sommes plus non seulement parce que nos niveaux d’éducation et donc d’exigence ont globalement monté, mais aussi et surtout parce que l’Histoire que nous vivons en direct et l’état du monde nous ramènent à une quête de sens et de durabilité pour nous-mêmes comme pour la planète dans sa globalité. Nous revenons à notre statut d’animaux politiques.
Les "expériences de vie" dont on parle alors relèvent autant du privé que du public, de l’intime que du social, du professionnel comme du loisir. Elles sont toute notre vie, de la naissance à la mort.
On comprend alors pourquoi tout doit se jouer au niveau du/des territoire(s), parce que c’est là que nos vies se construisent et se déploient : écoles, collèges, lycées, routes, transport en commun, infrastructures, culture, tourisme, loisirs, gestion des déchets, soutiens aux entreprises comme aux plus faibles, nombreuses sont les missions des territoires. Elles constituent le socle, au quotidien comme sur le long terme, de notre capacité à créer les conditions de la réussite de nos projets individuels et collectifs.
De manière évidente, notre définition du design, éminemment politique, embarque donc complètement la responsabilité des élus et des agents territoriaux, à toutes les échelles : leur mission n’est-elle pas de "créer les conditions d’expériences de vie réussies pour tous et chacun" des habitants du territoire dont ils ont la charge ?
Cette responsabilité est lourde, car la demande est forte et les acteurs « à portée de baffes ». Et parce qu’elle est lourde, elle demande de déployer une nouvelle culture de conception – le design donc - pour concevoir des politiques publiques qui dépassent la seule mise à disposition de moyens ou la conception d’infrastructures sans jamais se poser la question des usages et mieux encore des expériences des parties prenantes.
Cette culture impose d’abord de se poser les bonnes questions, c’est à dire de les (dé)construire avec méthode : tous les talents du monde sont en effet inutiles s’ils ne servent qu’à matérialiser les réponses à une mauvaise question.
Il faut ensuite systématiquement, et le temps qu’il faut, confronter cette question au terrain, là où vivent les protagonistes de ce questionnement : observer, enquêter, mesurer, éprouver nos préjugés, puis analyser, et comprendre pour produire des problématiques, qui instancient dans le réel le premier questionnement. Trop souvent, nos préjugés se substituent à cette confrontation au réel, tant nos élites sont persuadées que leur savoir suffit à produire ces problématiques.
Ce travail fait, il faut faire preuve de créativité pour imaginer les multiples solutions à ces problématiques. Ce travail est difficile tant on nous a appris à partir des contraintes pour imaginer ces solutions, qu’elles soient légales, normatives, techniques ou financières. C’est exactement le contraire qu’il faut faire, à savoir viser l’idéal en intégrant ensuite les contraintes. Il faut d’abord décoller, dériver, puis atterrir et à coup sûr dans des terrains inattendus.
Une solution ne vaut que si elle peut être testé, et ce test ne peut pas être fait après son développement, mais bien avant et pendant. On peut ainsi tester la validité d’une approche, d’une forme, d’une interaction, d’une médiation, sans prendre le risque de découvrir après coup que la solution a raté sa cible. Objets intermédiaires, Magicien d’Oz (on simule des modes de fonctionnement avec des moyens très simples), toute une panoplie d’approche existent pour tester tout ou partie d’une potentielle solution.
Le développement de la solution doit être X-disciplinaire (multi, inter et pluri). Nous le redisons ici : il n’y a pas de discipline qui a elle seule peut se targuer de répondre à une problématique complexe. C’est pour l’avoir cru (et le croire encore) que les Nations d’ingénieurs se retrouvent aujourd’hui à 5cm du mur. C’est donc en impliquant de très nombreuses disciplines, reliées entre elles par le « dessein » du projet (le design comme culture !) que l’on peut espérer réussir.
De manière plus générale, au-delà de la x-disciplinarité, c’est aussi une forme d’intelligence collective qui doit être installée.
Ce sont toutes les parties prenantes qui doivent être impliquées : élus, agents territoriaux, habitants, entreprises, tous sont les protagonistes des éventuelles solutions, dans leur conception comme dans leurs usages. C’est parce qu’ils auront été impliqués que la solution proposée sera à la fois acceptée et pertinente. Le point est particulièrement important en ce qui concerne les agents territoriaux : le design s’apparente aussi à une culture de management efficace et gratifiante. En créant « les conditions d’expériences de vie réussies » pour ces collaborateurs, les cadres territoriaux leur donnent un rôle central tout en donnant du sens à leur travail, ce que l’on appelle un engagement.
Tout cette démarche n’est évidemment possible qu’en déployant une démarche de communication constante, où la capacité à produire des images est déterminante. Les mots (fussent-ils écrits sur des Post-It) sont notoirement insuffisants pour exprimer des idées, des situations, des usages ou des fonctionnements. Les mots, comme leur articulation, sont normatifs, si ce n’est castrateurs, là où les images évoquent, induisent, libèrent. Elles se révèlent de plus extrêmement puissantes dans la communication entre toutes les parties prenantes.
On comprend donc pourquoi le design, cette culture du projet, s’invite de plus en plus explicitement dans les collectivités territoriales, qui embauchent des designers, travaillent avec des agences ou une association pionnière comme la 27ème Région.
Les designers intégrés dans les collectivités se sont même organisés en association (Dessein Public), afin de partager les bonnes pratiques, mais aussi d’évangéliser la démarche auprès des collectivités pas encore engagées dans cette voie. On écoutera avec intérêt la table ronde organisée sur ce sujet à l’occasion du Kick-Off de la 3ème édition de France Design Week organisée au Domaine de Boisbuchet en partenariat avec la Région Nouvelle Aquitaine, ou celle organisée par Bouygues Immobilier sur la Fabrique de la Ville.
La révolution industrielle puis la société de consommation ont nourri cette illusion collective que le bonheur pourrait être atteint de manière mécanique, induit qu’il serait par la production et la consommation d’objets, toujours plus sophistiqués.
Le Design a accompagné cette illusion avec le design industriel, qui permettait de produire de la beauté avec des machines, mais aussi en tant que supplétif du marketing, en participant à la stratégie de séduction consubstantielle de la société de consommation.
C’est pour avoir cru à la prévalence de l’industrie et du marché, que les puissances publiques ont petit à petit baissé les bras, et en ont adopté la culture du management, les concepts et les process. Le marché avait toujours raison, par la force des choses, et il fallait s’aligner quitte à laisser les GAFAM se substituer à elles (ce dont ces dernières rêvent).
Les choses s’inversent aujourd’hui, avec les défis immenses qui se posent à toute l’humanité, qui obligent les entreprises à se doter de missions, de raison d’être, c’est à dire à mettre l‘intérêt général au-dessus des seuls intérêts des actionnaires, des clients et des collaborateurs. C’est à dire à redevenir des entités politiques.
Les territoires sont par définition au service de l’intérêt général. Leurs acteurs n’ont pas d’objectifs de rentabilité ou de valorisation boursière, ils n’ont pas d’actionnaires à satisfaire, même s’ils sont comptables de l’utilisation de l’argent public. Ils n’ont que la qualité de vie de leurs habitants en tête, la réussite de leurs expériences de vie.
C’est pourquoi les territoires constituent le nouvel horizon du design, et la nouvelle destination des designers, pour peu que les écoles les préparent à y travailler. Elles doivent pour cela réaffirmer la nature politique du design et la nécessité pour les designers de s’engager. Il faut aussi que tous les territoires, à toutes les échelles, se dotent de cette culture du projet. Pour cela, ils n’ont pas d’autre choix que d’embaucher des designers, comme certaines l’ont déjà fait. Ils n’ont pas d’autre choix que de former à cette culture, et à sa méthode, leurs cadres et agents territoriaux en place. Ils doivent aussi systématiquement associer (et non pas seulement consulter) l’ensemble des parties prenantes, pour en faire des acteurs de la conception même des services, facilités et espaces qui leur sont destinés.
Le temps n’est plus à la marche mécanique vers le bonheur, mais bien à celle de notre capacité à prendre les meilleures décisions possibles chaque jour, en ne renonçant pas à produire les objets, les espaces, les services et les expériences nécessaire à nos bonheurs individuels et collectifs, tout en en veillant à ne pas mettre en péril ceux des générations suivantes.
Les territoires peuvent et doivent nous montrer la voie.
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